« Le retard est la politesse des artistes... » [Alphonse Feldmann, Nawel Devilson]

Un jeune homme brun aux yeux noisette était assis sur le canapé de la salle commune, un magazine sur les genoux. Il se frotta la nuque d'une main : depuis vingt minutes maintenant qu'il feuilletait les pages, il n'arrivait toujours pas à se concentrer sur sa lecture. Lui qui d'habitude dévorait les comics d'une seule traite… Il soupira, retira ses lunettes de lecture et ferma le magazine sur la table basse puis se cala entre les coussins moelleux du sofa en cuir.
Il était seul dans la petite salle aux rideaux bleus. Les autres pensionnaires devaient sûrement se trouver dans la cour à profiter du soleil de ce mois de mai, ou bien encore dans les dortoirs pour les plus feignants. Lui aurait préféré traîner dans le parc et faire une partie de football avec ses amis, mais voilà, il avait rendez-vous dans cette salle pour on-ne-sait quelle mystérieuse raison.
Il consulta sa montre. 11h12. Son "rendez-vous" avait 42 minutes de retard. Les tigres mangeront de la salade piémontaise quand cette fille arrivera un jour à l'heure, songea-t-il en se levant de son siège.
Nawel, la fille en question, et sa meilleure amie par la même occasion, n'avait jamais été ponctuelle -et ne le serait probablement jamais d'ailleurs. Le garçon songeait sérieusement à lui acheter et lui greffer une montre sur le bras, alors que la porte du fond de la salle s'ouvrait dans un grand fracas.

Nawel arriva en courant, non, en fait elle arriva bel et bien en marchant dans la salle commune, mais son entrée fût aussi bruyante que si elle courrait. Il faut dire qu'elle éprouvant un réel plaisir à faire claquer les portes battantes contre les murs comme si elle se trouvait dans un bar au Far West. La méthode Cow-Boy lui plaisait beaucoup et elle se retenait de justesse de crier un petit "Yiiihaa !".
Elle contourna le canapé où se trouvait Alphonse, son meilleur ami et peut-être bien le seul type de l'orphelinat à la supporter.

- Yo'p Daudet ! Excuse moi, je suis un peu en retard !

Le mot était faible. Elle l'avait fait poiroter pendant plus d'une demie-heure, mais ce n'était pas de sa faute. Non, ce n'était jamais de la sienne. Diable ! Ce n'était quand même pas de sa faute si le temps passait trop vite.
Elle s'assit à ses côtés sur le canapé, en donnant un léger coup d’œil sur le magasine qu'il lisait. Elle soupira intérieurement. Elle ne comprendrait jamais pourquoi il lisait ce genre de...débilité ?

- Ça t'arrive de lire des romans ? Tu sais, c'est plus gros qu'une BD et ça n'a pas d'images !

Le jeune homme se retourna vers Nawel qui faisait son entrée. Fracassante, comme d'habitude.

- Yo'p Daudet ! Excuse moi, je suis un peu en retard !

- Non pas de problème, c'est pas comme si j'avais autre chose à faire de ma journée que de poireauter entre ces quatre murs pendant une heure ! maugréa l'intéressé en se rasseyant. Et arrête avec ce surnom, appelle-moi Al comme tout le monde.

En fait, il détestait son prénom. Il le haïssait même, ce prénom vieillot que ses parents lui avaient légué. À grands renforts de coups et de cris, il était donc parvenu à ce que tout le monde n'utilise plus que le diminutif Al. Enfin "tout le monde"… Tout le monde sauf Nawel, qui se faisait toujours un plaisir à le titiller à ce sujet.

- Ça t'arrive de lire des romans ? Tu sais, c'est plus gros qu'une BD et ça n'a pas d'images !

- Je sais ce qu'est un roman, merci, grimaça Al. Mais je n'avais pas prévu que tu mettrais autant de temps à venir. Sinon tu peux être sûre que j'aurais apporté mon pavé de 600 pages !

Sans laisser à son amie le temps de répondre, Al enchaîna :

- J'espère que tu as une bonne raison pour m'avoir fait venir au fait. Genre attaque nucléaire ou tsunami, au moins !

- [...]Et arrête avec ce surnom, appelle-moi Al comme tout le monde.

- Ouais, marmonna-t-elle, j'essayerais de songer au fait de songer à t'appeler Al.

Le charrier à cause de son prénom était bien plus amusant.

[...]

- J'espère que tu as une bonne raison pour m'avoir fait venir au fait. Genre attaque nucléaire ou tsunami, au moins !

La jeune fille leva les yeux au ciel. Il avait un sérieux problème avec les catastrophe nucléaire, chimique et tout autre catastrophe pouvant mettre l'humanité en péril. Il voulait ce la jouer au super-héro ou quoi ? Elle devrait sincèrement songer à lui confisquer Batman et cie.

- C'est encore mieux qu'une attaque nucléaire ou un tsunami ! Ouvre grand tes oreilles mon petit Dumbo et écoute.

En vérité, ce qu'elle avait à annoncer n'avait rien d'extraordinaire, mais elle était comme ça. Elle aimait embellir les choses qui n'avaient pas la moindre importance, faire frémir son ami d'impatience pour une petite nouvelle toute idiote qui se fera savoir de tous à peine trente minutes après qu'elle lui est raconté. Le pauvre devrait se méfier, mais visiblement, il continuait d'espérer qu'un jour, elle lui annonce qu'une bombe était dans le bureau de la directrice ou que la porte dite interdite du fond de la bibliothèque soit enfin accessible.

- Il y a un p'tit nouveau. Voilà ! Fin de l'annonce !

- C'est encore mieux qu'une attaque nucléaire ou un tsunami ! Ouvre grand tes oreilles mon petit Dumbo et écoute.

Al haussa un sourcil suspicieux. Quand elle était enthousiaste comme ça, Nawel se fichait de lui. Et qu'est-ce qui pouvait être mieux qu'un tsunami pour les sortir de la monotonie de l'orphelinat ? Franchement.

- Il y a un p'tit nouveau. Voilà ! Fin de l'annonce !

Depuis des lustres qu'un nouveau pensionnaire n'avait intégré Evergreen. Evidemment, qui disait nouveau disait orphelin, ce qui n'était pas quelque chose d'extrêmement joyeux en soit… Mais un peu de changement ne leur ferait pas de mal, et Al était plutôt du genre à toujours prendre le bon côté des choses. Une nature optimiste qui lui avait permis de ne pas sombrer dans la dépression entre autres. Mais en attendant de pouvoir rencontrer ce "p'tit nouveau", comme disait Nawel, quelques questions se devaient d'être posées.

- Je pensais pas que ce genre d'annonce nécessitait qu'on prenne rendez-vous m'enfin, passons, lâcha-t-il avec un petit sourire en coin. C'est super comme nouvelle ! Tu tiens ça d'où ? Et il arrive quand ? J'espère que c'est pas un gosse, ce serait moche… Bref, on va le voir ?

Habituellement, les admissions se faisaient dans la matinée, il ne devrait donc pas tarder.

- Je pensais pas que ce genre d'annonce nécessitait qu'on prenne rendez-vous m'enfin, passons, lâcha-t-il avec un petit sourire en coin. C'est super comme nouvelle ! Tu tiens ça d'où ? Et il arrive quand ? J'espère que c'est pas un gosse, ce serait moche… Bref, on va le voir ?

- En même temps, je suis obligé de prendre un rendez-vous avec toi si je veux te parler ! Faut croire que tu as un emploie du temps de ministre et que passer un peu de temps avec ta meilleure amie devient presque du luxe. Du luxe pour moi bien sûre.

Elle sourit et croisa les bras derrière sa tête et ferma les yeux. Elle donnerait n'importe quoi pour qu'il se passe quelque chose. Là, maintenant, tout de suite !

- J'ai laissé traîné mes oreilles. Evergreen parlait avec un des surveillants. Il est déjà arrivé, il doit être avec la dirlo à l'heure qu'il est et oui, on va aller le voir !

Puis elle grimaça. Si c'était un môme, elle allait sombrer en dépression.

- Porte pas malheur... Tu sais que je déteste toutes les vermines âgées de trois à douze ans... Et si c'est le cas, il ne survivra pas au test que j'ai concocté ! Dit-elle en se tournant vers son ami. Les bizutages, ce n'est pas exclusivement réservé aux universités.

- [...] J'ai laissé traîné mes oreilles. Evergreen parlait avec un des surveillants. Il est déjà arrivé, il doit être avec la dirlo à l'heure qu'il est et oui, on va aller le voir ! [...] Porte pas malheur... Tu sais que je déteste toutes les vermines âgées de trois à douze ans... Et si c'est le cas, il ne survivra pas au test que j'ai concocté ! dit-elle avec un air qui ne présageait rien de bon à Al. Les bizutages, ce n'est pas exclusivement réservé aux universités.

Al leva les yeux aux ciel. Allons bon, qu'est-ce qu'elle avait préparé encore ? Les petits orphelins en voyaient de toutes les couleurs avec Nawel, et c'était souvent à lui de réparer les dégâts. Al se rappelait une fois où Nawel avait décider de planquer les goûters de tout l'orphelinat, entraînant crises de larmes à n'en plus finir. Finalement, personne n'avait pût remettre la main sur ces goûters mais Al soupçonnait très fortement son amie de les avoir gardé pour elle... La petite fourbe, elle ne lui en avait même pas laissé une miette.

- Mouais, j'espère que ta petite surprise ne comporte ni goudron ni plumes blanches, maugréa le jeune homme en s'enfonçant un peu plus dans le dossier du canapé.

Tout en disant cela, Al s'imaginait un bizutage à l'orphelinat façon western. Pas sûr que Mrs Evergreen apprécie beaucoup les traces de goudron sur son parquais en bois clair et les plumes qui s'accrochent partout...

- Mouais, j'espère que ta petite surprise ne comporte ni goudron ni plumes blanches, maugréa le jeune homme en s'enfonçant un peu plus dans le dossier du canapé.

La jeune fille sourit intérieurement. Jouer aux indiens et au cow-boy aurait été une bonne idée, mais elle aurait eu de sérieux problèmes en dénichant un arc et des flèches ou encore un pistolet, même à billes. Son idée n'avait rien à voir et était peut-être même un peu plus cruelle. Toutefois, elle leva la main devant elle pour jurer, comme le faisait les scouts. Bien qu'elle ne l'est jamais été et qu'elle ne le serait jamais.

- Promis. C'est encore plus amusant que le tout réunit.

Après une petite réflexion, elle rajouta.

- Enfin, ça dépend pour qui. Mais pour moi ça le sera.

Elle se leva et soupira en regardant son ami qui allait finir par disparaître dans le canapé s'il continuait à s'enfoncer dedans. Des fois, elle se demandait sérieusement comment ils avaient fait pour se lier d'amitié. Ils étaient bien trop différent et de A à Z. Pas le même caractère, pas les mêmes goûts : Que ce soit musicaux ou livresque. Un peu comme s'il était chat et elle chien. Il faut croire que les contraires s'attirent. Amicalement bien sûre. N'ayez aucun sous entendus.

- Allô Daudet, ici Molière ! On se bouge ? A moins que tu préfère examiner les méandres du canapé, mais je ne suis pas sûre que tu trouveras le gros lot.

- Promis. C'est encore plus amusant que le tout réunit. Enfin, ça dépend pour qui. Mais pour moi ça le sera.

Pour la énième fois, Al leva les yeux au ciel. Si c'était possible d'attraper un torticolis des yeux, il était bon pour porter une minerve jusqu'à la fin de ses jours. D'autant que la définition du mot "amusant" selon Nawel impliquait souvent cris ou pleurs. Les deux la plupart du temps. Et pour les autres évidemment.

- Allô Daudet, ici Molière ! On se bouge ? À moins que tu préfères examiner les méandres du canapé, mais je ne suis pas sûre que tu trouveras le gros lot.

- Alphonse Daudet n'a strictement rien à voir avec Molière : l'un est un auteur du dix-neuvième siècle tandis que l'autre était le dramaturge de Louis XIV. Si tu veux me trouver un surnom, grand bien te fasse, mais fais-le bien.

Non pas que le jeune homme était féru d'Histoire, loin de là, mais il avait tout de même appris à savoir répliquer aux piques de son amie concernant son prénom. C'était le B.A.-BA. pour pouvoir discuter avec elle soit dit en passant.
Or étant donné qu'il se doutait que Nawel se fichait de l'Histoire comme de son premier bavoir, Al se leva et enchaîna.

- Allons-y, let's go !

Tandis que son ami se levait, elle cherchait quoi répondre par rapport à son cours d'histoire sur Daudet et Molière. Certes, elle s'en fichait complétement de savoir à quel époque était né l'un ou l'autre et quand bien même ça l'intéressait, elle était nulle en histoire (tout comme en géographie, en maths, en physique-chimie et en SVT...) et n'était même pas capable de retenir en quelle année le baptême de Clovis avait eu lieu. Elle allait lui répondre, mais il la devança.

- Allons-y, let's go !

Si Nawel ne tenait pas un minimum à son ami elle lui aurait fait ingurgiter son magazine jusqu'à ce qu'il s'étouffe avec. Elle détestait quand il employait cette phrase qui lui mettait cette fichue musique en tête. Musique qui n'était d'autre que le splendide générique de Dora l'exploratrice, dessin animé qu'elle regardait quand elle avait trois ou quatre ans et qui lui avait sans doute permit d'être douée en anglais, mais passons. Maintenant, elle éprouvait une haine grandissante pour Dora, Babouche et Chipper.

- Ferme là, maugréa-t-elle entre ses dents, je vais l'avoir dans la tête pendant un mois par ta faute.

Elle s'approcha de la porte de la salle commune en croisant les bras sur sa poitrine et se tourna vers lui. Elle n'allait pas le laisser s'en tirer comme ça avec Daudet et Molière. Hors de question. Elle aurait le dernier mot, car oui, elle déteste quand il lui donne des cours ou qu'il arrive à lui prouver par A fois B qu'elle à tort, ou qu'elle a employé une mauvaise expression et tout un tas d'autres choses.

- Et je m'en fiche que Daudet et Molière ne soient pas de la même époque. Ils sont tous les deux morts et enterrés et sans doute en train de jouer à la bataille navale d'où ils sont. Ce sont juste les deux personnes que je déteste le plus, après toi bien entendu.

Elle lui sourit, d'un parfait sourire hypocrite comme elle aimait tant les faire et sortie de la salle sans l'attendre. Après ça, il allait devoir s'accrocher pour trouver quoi répondre.

- Ferme là, je vais l'avoir dans la tête pendant un mois par ta faute.

- C'était bien le but, rétorqua Al avec un grand sourire.

Il fallait bien qu'il lui rende la monnaie de sa pièce à quelques occasions. Lui non plus ne manquait pas de ressources et de répartie, et il ne se privait pas pour le rappeler à son amie dés que l'occasion se présentait.
Nawel s'était aussi levée et se dirigeait à présent vers la porte. Al la suivit après avoir reposé sa BD sur la pile. Et faillit percuter Nawel lorsque celle-ci se retourna soudainement.

- Et je m'en fiche que Daudet et Molière ne soient pas de la même époque. Ils sont tous les deux morts et enterrés et sans doute en train de jouer à la bataille navale d'où ils sont. Ce sont juste les deux personnes que je déteste le plus, après toi bien entendu, lâcha-t-elle avant de sortir de la salle.

Al soupira et ré-ouvrit la porte pour la rejoindre dans le couloir. Jamais elle ne s'avouerait vaincue, mais pour rien au monde Al ne sacrifierait leurs petites joutes verbales. Elles l'amusaient trop pour ça, et les divertissements étaient rares à Evergreen.

- Je suis flattée de faire parti de ton classement, au moins tu penses à moi, observa-t-il du tac au tac avec une petite courbette et un grand geste du bras. Moi aussi je t'aime, va.

Et à ces mots, Al attrapa son amie par l'épaule et l'entraîna vers les escaliers qui menaient vers l'accueil, tout en sifflotant Dora l'Exploratrice bien sûr.